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Pour une nouvelle gouvernance de la richesse : justice sociale et moralisation économique

 

Rédigé par Khadija Elgour, présidente de l’Organisation des Femmes Harakies

Dans son dernier discours, Sa Majesté le Roi Mohammed VI a souligné la nécessité d’un nouveau développement territorial fondé sur la justice sociale. Cette orientation n’est pas simplement rhétorique ; elle s’inscrit dans la continuité des principes de la Constitution de 2011, qui consacre l’égalité, l’équité, la solidarité et le droit au développement pour tous les citoyens. Elle met également en avant la démocratie participative et le rôle stratégique de la régionalisation avancée. Cependant, entre ces ambitions et la réalité vécue par les citoyens, l’écart demeure grand, et le véritable enjeu réside dans la gouvernance de la richesse nationale. Il ne suffit pas d’attribuer davantage de responsabilités aux collectivités locales : la redistribution équitable des ressources et la transparence de l’action économique sont indispensables pour rendre la justice sociale effective.

La Constitution de 2011 a posé des jalons clairs : la responsabilité et la reddition des comptes, la garantie de l’égalité des chances, l’accès universel à l’éducation, à la santé, à l’emploi et au logement, ainsi que la promotion de la bonne gouvernance et de la régionalisation avancée. Ces principes auraient dû transformer la manière dont l’État gère les ressources et oriente le développement. Pourtant, dans la pratique, l’application reste incomplète, souvent ralentie par des résistances structurelles et des intérêts consolidés.

Depuis deux décennies, le Maroc a lancé de grands plans sectoriels et mis en place des institutions pour soutenir le développement. Le Plan Maroc Vert a modernisé certaines filières agricoles, surtout orientées vers l’exportation, mais a contribué à accentuer les déséquilibres territoriaux et sociaux en concentrant les aides sur les grandes exploitations. Le plan Génération Green, qui a suivi, cherche à recentrer l’agriculture sur les petits exploitants et sur le développement humain, mais ses effets restent limités par l’inertie institutionnelle. Dans le domaine industriel, le Plan d’Accélération Industrielle a renforcé les filières exportatrices comme l’automobile et l’aéronautique, mais souvent au bénéfice d’investisseurs étrangers et avec peu de valeur ajoutée locale. La nouvelle Charte de l’Investissement, de son côté, promeut la compétitivité et la décentralisation des investissements, mais elle ne suffit pas à corriger les déséquilibres structurels. Les institutions de régulation et de planification telles que le CESE, la Cour des comptes, le Haut-Commissariat au Plan et les agences régionales de développement montrent que l’État dispose des outils, mais leur efficacité est freinée par la persistance des pratiques rentières et la faiblesse de la coordination.

Le Nouveau Modèle de Développement, présenté par la Commission spéciale en 2021, avait clairement identifié les obstacles : inégalités profondes, accès inéquitable aux opportunités, dépendance excessive aux marchés mondiaux, faiblesse de l’investissement productif et insuffisance de l’innovation locale. Ses recommandations visaient à mettre fin aux rentes, renforcer la justice fiscale, valoriser le capital humain, consolider la régionalisation et soutenir les PME. Pourtant, la mise en œuvre de ces recommandations reste en suspens, laissant perdurer les blocages et alimentant la frustration citoyenne.

Ces blocages sont visibles dans plusieurs dimensions de l’économie marocaine. La rente et la concentration des richesses dans quelques secteurs et entre les mains de quelques groupes freinent l’innovation et limitent la redistribution. La dépendance extérieure est flagrante : la production agricole exportatrice, l’industrie automobile ou aéronautique dépendent de marchés et de chaînes mondiales, tandis que le marché intérieur demeure insuffisamment structuré. La spéculation foncière et immobilière détourne également les capitaux de l’investissement productif, renforçant les inégalités territoriales et sociales. Cette concentration des privilèges explique en grande partie pourquoi la décentralisation et le renforcement des collectivités locales, bien que constitutionnellement affirmés, ne suffisent pas à produire un réel développement territorial.

Les choix économiques actuels ont un impact direct et tangible sur la vie des citoyens. Le maintien d’une économie dominée par la rente et la spéculation se traduit par un chômage élevé, en particulier chez les jeunes diplômés et dans les régions rurales, où les opportunités productives sont limitées. La pauvreté reste persistante, et le niveau de vie de nombreuses familles stagne ou régresse, malgré la croissance économique affichée. Les inégalités territoriales s’accentuent : certaines régions concentrent l’industrie et les grandes exploitations agricoles, tandis que d’autres restent marginalisées, sans infrastructures, sans services de base et sans accès aux opportunités économiques. Les salaires, pour ceux qui ont un emploi stable, demeurent souvent insuffisants pour couvrir les besoins essentiels, accentuant la précarité et la dépendance. Ces déséquilibres démontrent que la responsabilité de l’État ne peut être reportée sur les crises externes ou les conjonctures mondiales : il s’agit bien de choix nationaux, de politiques fiscales, industrielles et agricoles qui favorisent certains secteurs et certains acteurs au détriment du plus grand nombre. Tant que l’économie continuera à fonctionner selon les logiques de rente et de privilèges, la vie quotidienne des citoyens restera marquée par la pauvreté, l’injustice et la frustration sociale.

La question de la moralisation politique ne peut être dissociée de la moralisation économique. Les scandales récents — accaparement de terres, attribution opaque de marchés publics, exploitation des ressources naturelles et pratiques spéculatives dans l’immobilier ou l’agriculture exportatrice — démontrent que les inégalités et les privilèges ne se limitent pas au champ politique mais traversent l’ensemble de l’économie. Tant que ces pratiques perdureront, toute réforme politique restera incomplète et superficielle. La moralisation politique n’aura de sens que si elle s’accompagne d’une moralisation économique, qui exige transparence, équité et redistribution effective des richesses nationales.

Ainsi, le véritable défi pour le Maroc n’est pas seulement de réformer la politique ou de renforcer les collectivités locales, mais de construire une nouvelle gouvernance de la richesse, capable de rendre justice aux citoyens, de stimuler l’investissement productif et de créer un développement territorial inclusif. La justice sociale et le développement territorial durable ne peuvent être atteints que si l’économie cesse d’être captée par la rente et la spéculation et devient le moteur d’une prospérité partagée. Le Maroc a les institutions et les stratégies pour y parvenir, mais il reste à transformer ces ambitions en actes concrets pour que la parole royale se traduise enfin en réalité tangible.

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