La parole de la poésie au Maroc : Seul le poème peut sauver le monde.

Il est grand temps de redéfinir le sens de la sérénité, à la lumière des catastrophes causées par les idéologies de toutes sortes, même celles au départ bien intentionnées. Il est essentiel de convenir de ce dont nous parlons lorsque nous évoquons la poésie et de revoir les idées superficielles et abstraites que nous en avons à la fois dans le grand public et dans les milieux intellectuels.
Ce dont je parle en évoquant la poésie n’est pas la simple ornementation que l’on voit habituellement, mais l’expression radicale et continue de notre façon d’exister dans le monde, de réfléchir à celui-ci et de le comprendre, et qui a des répercussions sur tous les domaines de la vie, qu’ils soient sociaux, moraux ou politiques.
La poésie est un état de conscience éveillée qui, en se réjouissant de l’inconnu et de l’imprévu, rejette toute tentative de fermeture du sens, ces maladies mentales, ces concepts réducteurs, ces identités fixes, et toutes sortes de catégorisations qui étouffent la vie, ce mouvement constant, et nous empêchent de percevoir la réalité telle qu’elle est, à la fois authentique et à la manière dont le poète et l’artiste la ressentent et la représentent : d’une profondeur dévoilée et infinie. Ainsi, la poésie est une dynamique, un appétit illimité pour la réalité que l’on interroge dans ses moindres détails (chaque poème est une façon de poser cette question), en résumé, c’est de l’espoir : rien ne se termine, dit le poème. Qu’est-ce qui fonde notre humanité, si ce n’est cette conscience libre en profondeur ? Et qu’est-ce que cette conscience qui ne serait pas libre, sinon son opposé, c’est-à-dire la soumission, par peur, fatigue ou abandon, aux influences directes de la réalité et à nos lectures imposées, où les langages clos (le langage des techniciens ou celui des divertissements futiles) sont l’outil ? Une soumission manifeste et générale aujourd’hui, une capitulation qui refuse tout inconnu et toute surprise du sens, disons pour tout autre chose, et c’est évidemment la raison principale du dépouillement de l’humanité dans nos sociétés, car ce qui rend l’humain humain dès le départ, c’est la rébellion contre les diktats de la réalité objective, et cette compréhension de l’autre qui sauve l’individu de lui-même. Comme l’a dit Primo Levi : « Quand l’autre devient un ennemi, il suit le camp ». Ce phénomène se produira bientôt, puisque sa logique domine déjà la conscience perdue. Qu’est-ce qui pourrait nous libérer de cela ? Une lutte incessante, décisive, quotidienne, pas à pas, contre la fermeture de la conscience. Et j’affirme, oui, qu’au cœur de cette lutte, il y a la poésie, pas seulement pour ce qu’elle dit, mais pour ce qu’elle est, un pacte pour une liberté irréductible, elle est donc une arme nécessaire. Par conséquent, chaque lecture, chaque écoute d’un poème prouve à chaque instant qu’il existe un autre langage, et donc d’autres représentations possibles du monde, c’est aussi une opportunité de réveiller la conscience, un contrepoids effectif aux consensus toxiques.
Le double impact du poème réside dans sa diffusion à chaque instant et dans chaque lieu, en s’appuyant sur son inadaptabilité, c’est cela le soulèvement poétique que nous appelons. Bien sûr, cela passe par chaque acte artistique tant qu’il ne dévie pas de sa radicalité poétique fondamentale pour se soumettre aux normes trompeuses des industries culturelles, ce nouvel artificiel de la petite bourgeoisie pour limiter la puissance subversive de l’art.
Si je décris ici le poème comme une arme distinctive ici et maintenant, ce n’est pas dans un exercice de défense à court terme de soi, mais parce qu’il, en concentrant les enjeux de toutes les arts, est irréductible : le poème n’est pas négociable. Et parmi ces valeurs anti-humaines, comme la possession, le pouvoir, l’apparence, qui régissent aujourd’hui tous les processus sociaux et politiques, la poésie est par essence l’ennemi déclaré, car elle n’a d’autre objectif que de rétablir l’humain de manière permanente dans le privilège unique qui le caractérise : libérer la conscience humaine par le biais du langage créatif. Il n’existe pas de perspective politique qui puisse nous sauver si elle ne prend pas en compte, non pas comme un prétexte, mais délibérément, reconnue et réfléchie jusqu’à ses conséquences, l’énergie libératrice du poème. Comme l’a dit Shelley : « Les poètes sont les législateurs non officiels de la réalité ».
Alors, repensons sérieusement le monde selon les lois impératives du poème qui font de la vie le seul absolu, et la véritable relation avec l’autre, qu’il soit visage ou paysage, est alors la condition absolue de la survie collective.
Parmi ces lois que nous oublions constamment, en nous laissant berner par les discours qui réduisent la réalité en concepts froids, le poème, plein de vie fragile et désirable, est un rappel nécessaire et constant. Poétiquement, penser l’avenir n’est pas un rêve timide et décoré de fleurs, mais un désir en accord avec la révolte constante de la conscience qui, elle seule, protège l’humanité de son autophagie.