Le Maroc compte aujourd’hui 4,5 millions de personnes âgées et se prépare à accueillir 10 millions d’ici 2050 : défis du vieillissement et espoirs de solidarité.

Par Khadija El Kour, sociologue et présidente de l’Association des femmes progressistes
À l’occasion de la Journée mondiale des personnes âgées, célébrée le 1er octobre de chaque année, il est urgent de rappeler que la question du vieillissement n’est plus un avenir lointain, mais une réalité actuelle et pressante.
Le thème choisi cette année — « Les personnes âgées : acteurs des initiatives locales et mondiales : nos aspirations, notre bien-être, nos droits » — appelle toute la société.
Cela nous rappelle que les personnes âgées ne sont pas seulement des bénéficiaires de soins, mais des acteurs sociaux, des porteurs de mémoire et de savoir, et qu’il est impératif de les considérer avec dignité et respect.
Les prévisions de la Haute Commission au Plan indiquent qu’en 2050, le nombre de personnes âgées au Maroc atteindra près de 10 millions, dont près de la moitié aura plus de 70 ans.
Le « vieillissement démographique inversé » est désormais une réalité tangible : en 2004, il y avait 2,4 millions de personnes âgées, un chiffre qui a augmenté à plus de 4,5 millions en 2022, soit environ 13,8 % de la population. Ces transformations démographiques bouleversent nos systèmes sociaux, économiques et culturels, et imposent d’intégrer, dès maintenant, une perspective de vieillissement dans toutes les politiques publiques — santé, logement, transport, finances.
Cependant, la politique publique reste encore largement en retard. Le Maroc ne dispose toujours pas d’un cadre législatif spécifique sur les droits des personnes âgées.
Les initiatives sont éparpillées entre les ministères, sans gouvernance claire, tandis que les ressources allouées sont extrêmement faibles. Certes, le gouvernement a annoncé une stratégie nationale pour la santé des personnes âgées 2024-2030 avec un budget de 892,8 millions de dirhams sur sept ans, mais ce budget demeure dérisoire par rapport aux besoins réels.
Cela équivaut à environ 127 millions de dirhams par an, alors que les besoins se chiffrent en milliards pour construire des infrastructures, recruter des médecins spécialisés en gériatrie et assurer des services de proximité dans les 12 régions du pays.
De plus, la promesse électorale d’Aziz Akhannouch d’accorder 1 000 dirhams par mois aux personnes de plus de 65 ans sans retraite n’a pas été tenue. En réalité, les retraites sont très modestes : plus de la moitié des retraités perçoivent moins que le salaire minimum, et des centaines de milliers de personnes âgées n’ont aucun revenu régulier.
Le programme d’aide sociale directe, lié au registre social unifié, a bien inclus les personnes âgées parmi les bénéficiaires, mais ses critères stricts en ont exclu beaucoup.
Il existe aussi un manque criant d’infrastructures. Le Maroc ne compte que 92 établissements d’accueil pour personnes âgées, dont 71 offrent un hébergement permanent, pour moins de 8 000 bénéficiaires parmi des millions de personnes âgées.
Cela signifie qu’il y a à peine un centre pour 100 000 personnes âgées. La plupart des régions rurales en sont totalement dépourvues, et même les grandes villes connaissent la saturation, la précarité des équipements et le manque de personnel qualifié. Pour comparer, la France dispose de plus de 7 500 maisons de retraite, alors que sa population âgée ne représente que trois fois celle du Maroc. Cela reflète l’écart énorme entre le Maroc et les normes internationales.
Les problèmes ne se limitent pas aux ressources financières. En effet, 83 % des personnes âgées au Maroc sont analphabètes, et 86 % ne bénéficient d’aucune couverture santé. Deux tiers des patients âgés renoncent à des traitements en raison de leurs faibles moyens. L’analphabétisme rend difficile l’accès à l’information, la compréhension des prescriptions médicales ou la conscience de ses droits. L’absence de couverture santé témoigne d’une fragilité institutionnelle persistante malgré les réformes annoncées.
Même ceux qui ont des ressources rencontrent des difficultés pour accéder aux soins : les hôpitaux sont éloignés dans les villages, le transport est coûteux et les spécialistes sont quasi inexistants.
À ces lacunes structurelles s’ajoute un problème croissant : l’isolement. La perte d’un conjoint, la mobilité réduite, l’émigration des enfants, la pauvreté ou l’exclusion numérique sont autant de facteurs qui poussent de nombreuses personnes âgées à la solitude. Dans le monde rural, la géographie dispersée aggrave cet isolement, tandis que dans les grandes villes, l’anonymat alimente ce phénomène. Ainsi, vieillir sans relations sociales devient un grand danger pour la santé physique et mentale.
Les solidarités familiales, qui ont longtemps été la pierre angulaire de la prise en charge des personnes âgées, sont en déclin. Les familles nucléaires remplacent les familles élargies, les migrations internes et externes éloignent les enfants, et la participation croissante des femmes au marché du travail réduit les chances de se dévouer à l’aide. Il est vrai que la famille reste centrale — avec 94 % des personnes âgées vivant en milieu familial — mais elle subit d’énormes pressions et n’est plus capable de porter ce fardeau seule. L’État et les collectivités doivent donc compléter ce rôle.
Face à ce manque, des associations et des institutions privées tentent de combler le vide. Cependant, leur émergence reflète également une privatisation croissante des soins. Ces solutions, souvent coûteuses, restent réservées aux classes aisées et peuvent accentuer les inégalités si elles ne sont pas encadrées par des normes claires et soutenues par des subventions publiques.
La question du vieillissement n’est plus simplement un aspect de la protection sociale, mais un choix sociétal : considérons-nous les personnes âgées comme un fardeau ou comme une richesse ? Sortir les personnes âgées de l’isolement nécessite la création de centres de soins de jour, le renforcement des services d’aide à domicile, le développement de clubs intergénérationnels, l’utilisation des moyens numériques pour maintenir les liens, et une formation intensive des professionnels dans les domaines de la gériatrie, de la psychologie liée au troisième âge, et de l’animation sociale.
Le Maroc ne peut plus se contenter de stratégies et de promesses. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une législation claire, de financements substantiels, et de services tangibles couvrant l’ensemble du territoire national. Car derrière chaque chiffre, il y a une vie, une mémoire, une dignité. Le vieillissement au Maroc ne doit pas être associé à la pauvreté et à l’isolement, mais au respect, à la participation et à l’inclusion.