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Qui sommes-nous quand elles parlent ? L’identité nationale à travers le regard des femmes

 Par Khadija Elgour Sociologue

Qu’est-ce que l’identité ? Est-ce une essence stable, transmise par le sang, la langue ou la religion ? Ou bien une construction en perpétuelle évolution, façonnée par l’histoire, les relations sociales, les tensions du présent et les projections dans l’avenir ? À l’heure où les crises secouent les appartenances, où les identités se fragmentent ou se durcissent, la question de l’identité revient avec force dans les débats mondiaux, y compris au Maroc. Le concept d’identité, longtemps considéré comme une donnée évidente, a connu une véritable révolution intellectuelle au XXe siècle. Parmi les approches récentes, le sociologue marocain Hassan Rachik, dans son ouvrage Éloge des identités molles (2016), propose une définition particulièrement éclairante.

Il distingue les identités dites dures, qui sont figées, exclusives, prescriptives, et les identités molles, souples, cumulatives et choisies. Pour lui, les identités molles sont celles qui permettent à l’individu de composer avec ses multiples appartenances sans être enfermé dans une seule case. Cette distinction théorique offre une grille de lecture précieuse pour comprendre la manière dont les femmes marocaines interrogent et construisent leur identité : elles ne rejettent pas leurs héritages, mais les réinterprètent, les déplacent, créant ainsi des identités dynamiques, ouvertes et riches. Mais poser cette question du point de vue des femmes, c’est changer la focale. Ce n’est plus seulement interroger les grands récits nationaux, mais entendre les voix de celles qui ont longtemps été silenciées ou reléguées à la marge.

Comment les femmes marocaines disent-elles leur identité ? Quels langages, quels récits, quelles luttes portent-elles ? Et comment les outils numériques transforment-ils ces prises de parole ? Aujourd’hui, l’identité n’est plus conçue comme un bloc, mais comme une mosaïque mouvante : on parle d’identités multiples, intersectionnelles, contextuelles. L’irruption du numérique a complexifié encore davantage ce paysage : à travers les réseaux sociaux, chacun devient scénariste de soi, entre affirmation, performativité et quête de reconnaissance.

Le Maroc est une terre d’identités superposées. Amazighité, arabité, islamité, africanité, andalousie, hassanité… autant de couches historiques, culturelles et spirituelles qui composent un « nous » à la fois riche et complexe. Cette pluralité a longtemps été gommée par des récits officiels homogénisants, mais elle revient avec force dans les débats actuels. Les discours royaux, en particulier ceux de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, ont joué un rôle déterminant dans la construction d’une identité marocaine ouverte, enracinée et plurielle.

Mais les défis restent nombreux : tensions linguistiques, fractures sociales, repli communautaire, et sentiment de déracinement chez une jeunesse ultra-connectée. Les écrivaines marocaines ont aussi joué un rôle essentiel dans la redéfinition des identités. Fatema Mernissi, pionnière, a déconstruit les mythes fondateurs de l’infériorisation des femmes dans les sociétés musulmanes.

Son travail lie intimement identité, sexualité et pouvoir. Leïla Abouzeid, en choisissant d’écrire en arabe, a fait de la langue un acte identitaire fort. Elle raconte la difficulté d’être femme, écrivain, marocaine et libre. D’autres, comme Saphia Azzeddine, jonglent avec plusieurs langues et plusieurs cultures, exprimant les tensions de l’entre-deux. Les jeunes générations, dans la poésie, l’autofiction ou le roman, interrogent la mémoire familiale, l’exil, le genre, la religion… Les corps féminins deviennent territoires de lutte, les souvenirs deviennent récits de résistance. Dans la recherche académique, des femmes marocaines ont apporté des contributions essentielles. Soumaya Naamane Guessous, Amina Lemrini, Aïcha Belarbi, entre autres, ont exploré les rapports entre identité et genre, les normes sociales et la construction de la féminité au Maroc.

Ces travaux montrent que l’identité féminine ne se résume pas à un statut civil ou à une appartenance religieuse, mais se tisse à travers l’éducation, les luttes, les rôles familiaux, les rapports de pouvoir, et les fractures sociales. Alors que les hommes traitent souvent l’identité sur le mode du politique ou du territorial, les femmes l’abordent davantage à travers l’intime, le vécu, le corps, la transmission. Cette différence ne relève pas d’une essence féminine, mais des rôles sociaux différenciés, des expériences de marginalisation et des stratégies de survie. Les femmes écrivent souvent l’identité « en creux » : ce qu’on leur a refusé, ce qu’elles ont reconquis. Ce modèle trouve une résonance directe dans les discours féminins au Maroc : les femmes interrogent, déplacent et recomposent leurs appartenances selon les situations. Elles articulent genre, langue, religion, mémoire, territoire, modernité… non comme un bloc figé, mais comme une cartographie vivante et contextuelle de soi.

En ce sens, leurs écrits sont profondément traversés par cette logique d’identités molles : elles ne refusent pas l’héritage, mais le retravaillent, le traduisent, parfois même le retournent. Et c’est cette plasticité identitaire qui rend leurs voix si précieuses dans un débat public encore trop souvent figé dans des oppositions binaires. Les plateformes numériques offrent également aux femmes marocaines de nouveaux espaces pour se dire, se construire et se revendiquer. Des influenceuses aux militantes féministes, des youtubeuses rurales aux instapoétesses urbaines, les récits identitaires foisonnent, se diffusent, s’internationalisent. Mais le numérique est ambivalent : il permet une visibilité accrue, mais peut aussi renforcer les stéréotypes, l’exhibition, la marchandisation du soi.

Il faut y lire autant un terrain de libération qu’un champ de nouvelles normes. L’identité au Maroc est un chantier ouvert. Mais en y introduisant le regard des femmes, on y introduit la nuance, la mémoire, le sensible, le politique autrement. Écouter les voix féminines, c’est entendre la nation autrement : dans sa complexité, ses blessures, ses rêves et ses résistances. Dans une époque qui tend à enfermer les individus dans des cases rigides, les femmes marocaines — écrivaines, chercheuses, artistes, militantes — nous rappellent que l’identité est un récit à écrire, à réécrire, à partager. Et que ce récit doit être pluriel.

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